Avec Dolls, Takeshi Kitano offre un monument de poésie au cinéma, au rythme et aux couleurs des saisons, en hommage du bunraku, le théâtre des marionnettes japonaises.
Dolls est l’histoire de trois couples qui s’entremêlent.
L’amour de Matsumoto et Sawako est contrarié par les pressions familiales. Sawako tente de se suicider suite au mariage de convenance de Matsumoto. Ce dernier quitte alors tout pour voyager avec Sawako, amnésique. Attachés ensemble pour éviter que Sawako ne se fasse du mal, ils errent dans le Japon au gré des saisons.
Hiro est un ancien chef yakuza qui regrette ses actions dans le milieu du crime organisé. Il se souvient, des décennies auparavant, alors ouvrier, qu’il avait promis à sa fiancée de revenir la voir une fois qu’il sera devenu riche. Elle lui a juré de venir tous les samedis avec un repas dans le parc dans lequel ils avaient l’habitude de se retrouver, jusqu’à son retour. 30 ans plus tard, il revient et constate qu’elle est là à l’attendre, toujours.
Haruna est une star de la J-Pop. Nukui, employé de la voirie, est son plus grand fan. Il ne semble vivre que dans la lumière de ses albums de musique et de ses prestations scéniques. Haruna est victime d’un accident de la route et, blessée au visage, se retire du monde. Nukui prend la décision de se rendre aveugle pour avoir droit de la voir.
Dolls comporte tout ce qui fait le cinéma de Kitano, de manière exacerbée. Matsumoto et Sawako sur la plage, avec une planche de surf, renvoie brièvement à son film le plus épuré, A Scene at the Sea (1991). Hiro rappelle son thème de prédilection, le milieu des yakuzas et par son biais, le culte de la virilité qui détruit les garçons japonais (comme l’indique Benjamin Thomas dans les commentaires vidéo des éditions de Sonatine, Violent Cop et Jugatsu parus chez Wild Side). Ici cependant, l’intrigue de yakuza est intégrée au reste, afin d’en faire ressortir les regrets du personnage et la dimension tragique, d’une manière épurée de même. Il aborde aussi une nouvelle thématique, qu’il n’avait jamais explorée mais que ses confrères (Satoshi Kon dans Perfect Blue, Tetsuya Nakahima dans Memories of Matsuko) ont largement mis en scène : le milieu du show-business de la J-Pop et la gestion d’un public dépendant.
Kitano développe ses trois intrigues d’une manière aussi forte que légère, adoptant ainsi un lyrisme ultime. Le côté taiseux des personnages, associées à la bande originale cristalline de Joe Hisaishi, tout autant que le drame de leurs destins individuels, est particulièrement émouvant. Le metteur en scène maîtrise son sens de la poésie pour que chaque geste des personnages, chaque expression de visage, paraisse naturellement beau et évident, et amène une émotion pure. Les poupées dont il est question, ce sont ces personnages en marges, que la société japonaise manipule pour leur faire adopter le costume auquel elle les prédestine. Matsumoto doit se marier à la fille de son patron pour hériter de la société et n’est pas libre d’épouser la femme qu’il aime ; en choisissant de quitter la cérémonie de mariage pour retrouver son amour convalescent, il est chassé de cette société pour devenir littéralement un mendiant à ses côtés. Hiro est horrifié de demeurer pauvre et n’a que le crime organisé pour s’extirper de sa condition ; le monde des yakuzas chez Kitano est paradoxalement le reflet le plus évident de son humanisme : il est peuplé d’hommes qui surjouent la carte de la virilité et de la violence pour masquer leurs faiblesses, leur peur panique de mourir et leur incompatibilité au culte de l’homme modèle japonais. La chanteuse Haruna est un vecteur d’images, ce qui explique sans doute le drame de sa blessure au visage, alors que Nukui mène une vie misérable, dans la solitude, et ne trouve de bonheur que dans les images douces et chaleureuses de la J-Pop. Ainsi, se crever les yeux dans le but de lui témoigner son admiration, est une décision pleine de sens lorsqu’on assiste au cheminement de son histoire. Pour ce dernier couple, Kitano prend à contre-pied l’image du fan instable et dangereux tel qu’on peut le voir dans Perfect Blue de Satoshi Kon (il y fait d’ailleurs très vite allusion lorsque le manager d’Haruna lui dit « ce sont tes plus vieux fans mais fais attention, ils sont dangereux »).
Tous ces personnages sont peints avec une empathie énorme. Takeshi Kitano a montré un caractère bien trempé, voire détestable, dans les médias et à la télévision, et pourtant, ce qu’il décide de transmettre dans son cinéma est bien différent. Ceci est d’autant plus vrai lorsqu’il n’interprète pas de rôle dans ses films, comme dans Dolls : il montre une grande bienveillance à l’égard de ses personnages, des petites gens happés par le drame. La distance qu’il place entre lui et eux, ainsi que le choix de mettre en lumière cette catégorie d’individus, dénote d’une certaine humilité de son auteur.
Cette humilité n’empêche en rien Kitano d’exercer son travail de réalisateur avec maitrise à l’écran. Le travail autour des couleurs et des saisons est admirable – notamment l’automne, période pour laquelle Sawako et Matsumoto se perdent dans le rouge vif et magnifique des feuilles mortes, ainsi que l’hiver blanc qui marque la fin de leur voyage de mendiants errants. Kitano est comme bien souvent réalisateur, scénariste et monteur du film, ce qui indique sa qualité entière d’auteur sur son œuvre, mais il a la délicatesse de le dire simplement et une seule fois, dans les crédits à la fin du film.
Bon, je ne suis pas la plus grande fan de ce réalisateur (comme tu t’en doutes, haha) mais j’ai aimé lire ton article pour avoir un aperçu différent. La comparaison avec A Scene at the sea m’interroge sur la façon dont Kitano représente les femmes dans ses films. Je n’ai pas vu Dolls mais de ce que tu résumes en début d’article, j’ai l’impression que les femmes restent des outils scénaristiques pour mettre en valeur les protagonistes masculins… C’est chouette de vouloir dénoncer le culte de la virilité mais si ça se fait au détriment des femmes, c’est dommage. Rien n’empêche le réalisateur de créer de vrais personnages féminins qui ont leur propre arc narratif, sans que ça ne dépende entièrement d’un homme, d’une manière ou d’une autre. Est-ce que les perso féminins dans Dolls ont un but qui leur soit propre, sans rapport avec les hommes ?
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Il est toujours question d’un homme et d’une femme mais Haruna dévelope son propre sillon sans Nukui. C’est au contraire Nukui qui poursuit sa vie en dépendant d’elle.
Benjamin Thomas, dans les fameux bonus que je mentionne, prend bien garde à dire que Takeshi Kitano n’est pas et n’a jamais prétendu être féministe. Il observe les hommes de sa fenêtre d’homme et comme beaucoup de réalisateurs de cette époque, il est vrai que les personnages féminins gravitent autour d’eux plus qu’ils ne sont sur le devant de la scène.
Personnellement, je souhaite plus de films avec des personnages féminins épais, réalisés par des femmes, car c’est trop rare. Ça commence à venir avec une certaine libération des réalisatrices, même si c’est loin d’être parfait. Dans le même temps, je ne rejette pas les films à la Kitano, qui disent des choses, même si centrés sur les hommes.
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Pour être plus précis : Dolls se sert effectivement des personnages féminins dans le but de faire le portrait de garçons. Mais concernant les 2 autres films que je cite (Memories of Matsuko et Perfect Blue), c’est totalement l’inverse, l’intrigue gravite autour des personnages principaux féminins. Déjà à cette époque, il y avait les 2 points de vue, si ce n’est que tous les réalisateurs sont des hommes.
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Merci pour le complément à propos de Haruna/Nukui ^^
Bon, je souhaite quand même à Kitano de se remettre en question un jour, car il bénéficie d’une certaine visibilité et il a assez parler de son vécu d’homme, hein 😉 Ou alors, ça serait cool qu’il représente un parcours d’homme qui se remet en question (mais pour ça, faudrait qu’IRL il le fasse).
Alors déjà, la perfection n’existe pas et ensuite, il faut faire attention à ne pas trop espérer des réalisatrices, dans le sens où « enfin ce groupe minoritaire réalise quelque chose, donc faut que ça soit impeccable ! » Il y a un peu cette forte charge qu’on attend des minorités, en mode « ok prenez de la place mais attention, si ce que vous proposez n’est pas gé-nial, gare à vous »
Oui bien sûr, je n’en suis pas au point où il faut rejeter ses films. Juste, donner la parole à d’autres réal et films > donner la parole à ceux qui sont déjà archi-connus (à moins que ça ne soit pour pointer des choses qui n’ont pas encore été dites)
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C’est certain que Kitano doit se remettre en question car, il est vrai que je n’ai pas vu ses derniers films, mais il paraît qu’il tourne en rond depuis 10 ans hahaha. Mais tu sais, les personnages féminins de Dolls sont quand même beaux, peints avec bienveillance et même la marque de certains choix de la part de leur caractère. D’ailleurs la fameuse corde qu’utilise Matsumoto pour que Sadako ne se fasse pas mal, au fur et a mesure qu’elle gagné en sérénité dans le film, les 2 sont attachés pareils, sur un pied d’égalité.
Attention ! Quand je dis que la situation des réalisatrices n’est pas parfaite, je ne parle absolument pas de la qualité de leur travail, mais de la latitude que leur donne le système de production. Habitué au FFCP depuis 2016, on y voit plein de premiers longs géniaux de jeunes (ou moins jeunes) réalisatrices coréennes, mais on m’a dit qu’on leur accorde rarement la possibilité d’en faire un 2e… J’attends toujours un nouveau film de July Jung, et je trouve bien dommage qu’il y ait ces blocages systématiques.
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Toute personne qui crée finit invariablement par tourner en rond haha Après on peut se renouveler même en traitant toujours la même chose… un pas de côté parfois, ça suffit pour changer la donne ^^ Oh c’est bien trouvé cette histoire de corde ^^
Ok je comprends mieux ce que tu veux dire !! 🙂 C’est triste pour ces réalisatrices, sans doute qu’au niveau « bureaux/consiels de décisions », il doit y avoir une majorité de mecs qui bloquent le changement. Peut-être qu’en Corée il y a des associations ou syndicats qui font/feront bouger les choses (j’espère). Et si c’est le cas, faut vraiment que ces associations/groupes appellent au soutien des spectateurices à l’étranger via des pétitions, ça pourrait marcher… (ok je pars loin)
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