La nouvelle poésie – UN GRAND VOYAGE VERS LA NUIT de Bi Gan (2019)

À la fois carton commercial en raison de sa 3D et déception critique en Chine, même la presse française se déchire autour d’Un grand voyage vers la nuit, le second long-métrage du prodige Bi Gan. Après Kaili Blues, un film déjà labyrinthique dans l’espace comme la narration, le réalisateur de même pas 30 ans signe pourtant un film ultime en son genre, qui jongle avec toutes ses composantes – l’esprit cinématographique de la Chine continentale, la poésie telle que définie par Tarkovski, la déconstruction des genres, l’aboutissement technique du médium cinéma – avec une fluidité remarquable. Un grand voyage vers la nuit est un film très riche et qui, si on accepte la proposition narrative qui nous est faite, ne souffre d’aucune lourdeur.

Un grand voyage

UN GRAND VOYAGE VERS LA NUIT

Titre original : 地球最後的夜晚, Dìqiú zuìhòu de yèwǎn, “La dernière nuit de la Terre”
Titre international : Long day’s journey into night
Réalisation : Bi Gan
Direction de la photographie : Yao Hung-i, Dong Jinsong et David Chizallet
Musique : Lim Giong, Hsu Point
Sociétés de production : Dangmai Films, Zhejiang Huace Film, TV Co, Huace Pictures, CG Cinéma
Langue : Mandarin
Durée : 2h23min
Date de sortie chinoise : 31 décembre 2018
Date de sortie française : 30 janvier 2019
Avec : Tang Wei – Sylvia Chang – Jue Huang

Héritage

Détaillons les composantes citées en préambule.

Alors que la nouvelle vague taïwanaise, un pan du cinéma acclamé par les cinéphiles du monde entier et qui a mis au devant de la scène internationale le cinéma d’auteur chinois, puise abondamment dans l’occident (le nouvel Hollywood et les nouvelles vagues européennes), la cinquième génération du cinéma de la Chine continentale, mené grossièrement par Chen Kaige (Terre Jaune, 1984) et Zhang Yimou (Le Sorgho rouge, 1988), offre des images, des thématiques et une graphie jusque là jamais vue. Après des années de sinistre, le cinéma de la Chine continentale émerge vraiment et va marquer les festivals du monde entier. La vie paysanne, la vision de l’espace, du ciel, de la terre, la dureté de la vie, l’homme contre l’administration, autant de propos tour-à-tour spirituels et ancré dans le concret qui stimule encore les artistes chinois. Bi Gan n’a pas cherché à éviter cette parenté dans Kaili Blues, en offrant un road-movie – déconstruit certes – dans la Chine profonde. Dans Un grand voyage vers la nuit, il commence seulement à s’en affranchir : on ressent quelque chose de nouveau, de jamais vu, mais il reste des traces de ce registre, notamment cette fameuse ville fantasmée de Kaili, d’où il est originaire, mais qu’il évoque et romantise à chaque métrage. Kaili est à l’écart, Kaili est modeste, Kaili est rustique, Kaili est éloigné de la modernité, Kaili est ésotérique en quelque sorte.

Un grand voyage 2

Poésie

Andreï Tarkovski, le grand cinéaste soviétique, déclarait vouloir se délester un maximum des gimmicks du cinéma de genre (rappelons qu’il a versé dans la science-fiction à plusieurs reprises malgré son affiliation reconnue au cinéma d’auteur) pour atteindre l’essence du cinéma, qu’il définit comme de la poésie véritable. C’est pour cela qu’il désavoua Solaris (1972, très grand film pourtant) en raison d’éléments trop concrets tels que le vaisseau spatial, et considéra Stalker (1979) comme son chef d’œuvre. En un sens, Hou Hsiao-hsien, meneur de la nouvelle vague taïwanaise, arrive à ce résultat et à cet état d’esprit dans The Assassin (2015), parvenant à la fois à atteindre un degré de contemplation poétique dans un film d’arts martiaux, aux séquences d’action minimales et minimalistes, mais à la beauté, franchement, jamais égalée. Ce détour fait, nous pouvons dire que Bi Gan parvient complètement à capter la pensée de Tarkovski, sans spécialement le vouloir d’ailleurs. Chaque plan d’Un grand voyage vers la nuit – et de la pour l’instant courte œuvre de Bi Gan – en plus de sa beauté plastique, respire la poésie. Que ce soit la musique lounge, y compris le morceau de Leah Dou (jeune fille de Faye Wong !) pour la bande-annonce, les monologues du héros sous forme de poésies, ou les éléments de symbolisme qui renvoient à la spiritualité (les épreuves de parcours initiatique, les cheveux rouges de Sylvia Chang, etc), Bi Gan possède un esprit littéraire qui se diffuse dans toute son œuvre. En cela, il est très proche de Tarkovski, qui ne l’aurait probablement pas désavoué.

Un grand voyage 1

Destruction

Tarkovski a par ailleurs déconstruit la science-fiction avec Stalker. De la même manière que Godard a déconstruit le cinéma dans son entièreté et Takeshi Kitano, le film de gangsters. Sans aller jusqu’à la révolution qu’a proposé Godard dans les années 1960, Bi Gan s’amuse à déconstruire les genres lui aussi. Il a indiqué vouloir déconstruire le road-movie dans Kaili Blues, et il a voulu, donc, déconstruire le polar dans Un grand voyage vers la nuit. Ceci est d’autant plus réussi qu’on en reconnaît des sensations – la ville crasse, le chef de gang local, le romantisme dans la nuit – et que cela ne reste qu’à ce stade. Cette subtilité dans le dosage, d’infuser des gimmicks à toute petite dose pour parler de poésie et spiritualité à la place, est l’apport des cinéastes de films d’auteur au cinéma de genre. Et Bi Gan ne peut pas réaliser un dosage plus fin que dans Un grand voyage vers la nuit. (Notons que le cinéma de genre « pas d’auteur » est tout aussi intéressant eu utile au cinéma mondial, là n’est pas la question).

Un grand voyage 3

Matières

Dernière pierre à son chef d’œuvre, Bi Gan a osé penser le médium dans ses caractéristiques techniques. Kaili Blues arborait déjà un magnifique plan-séquence de 40 minutes, complexe et forcément imparfait sur le plan technique (qu’il était ambitieux !) ; le réalisateur réitère l’expérience, sur une plus longue durée, avec des mouvements de caméra une nouvelle fois très complexes et en 3D, rien que ça. Exorcisons tout de suite l’intérêt de la 3D : elle ne saute pas à la figure comme celle très réussie, par exemple, de Tsui Hark dans Detective Dee 3 (2018), mais elle donne à la séquence une texture différente à l’image par rapport à la première partie du film. Et quand on parle de rêves, n’est-ce pas une merveilleuse idée, que de montrer des formes variées ? Donc évidemment, la 3D de Bi Gan est largement préférable pour voir le film, c’est après tout la volonté initiale de l’artiste. Et donc, il y a le plan-séquence, qui est vraiment de toute beauté, un véritable voyage dans la poésie, dans l’âme, et qui extériorise les émois d’un homme, à la recherche d’une femme, à la recherche de la femme peut-être, et qui lutte contre le conflit, puisqu’il est aussi question d’une prison et d’un enfermement dans ce plan-séquence. Votre serviteur n’ayant vu le film qu’une seule fois, il pourra difficilement vous en dire plus sur la sémantique d’une telle œuvre d’art, plusieurs visionnages seront nécessaires.

Un grand voyage 4

La nouvelle poésie

Le regretté Pierre Rissient, personnalité éminente du cinéma et promoteur du cinéma asiatique, disait de Hu Bo (réalisateur de An Elephant Sitting Still auquel j’ai également consacré un article en ce début d’année) et Bi Gan qu’ils étaient les représentants de la huitième génération du cinéma chinois. Avec Un grand voyage vers la nuit et sa particularité de la 3D, Bi Gan a réussi à amasser les foules dans son pays, un public très friand de blockbusters. Mais à l’inverse de ces blockbusters, et malgré l’argent engrangé, il ne semble pas avoir été bien compris. Ce succès serait un accident d’un public peu habitué au cinéma d’auteur. Bi Gan est en quelque sorte isolé dans sa génération, mais une chose est sûre, il propose une nouvelle poésie au cinéma mondial.

Publicité

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s