Le fond et la forme – RÉBELLION de Masaki Kobayashi (1967)

Comme beaucoup de monde, j’ai été plus qu’ébahi devant Harakiri de Masaki Kobayashi. Il y quelques semaines, j’ai vu le premier volet de sa Condition de l’homme. Et là, j’ai visionné Rébellion, qui possède des attributs similaires à Harakiri. De ces films, je peux dire quelques mots du cinéma de Kobayashi : sa mise en scène est nette et précise, il s’attarde sur le sujet de l’humanisme (faisant de l’ombre à son contemporain Akira Kurosawa), mais surtout, il parle d’une manière surprenante de contestation.

Si je vous dis cinéma japonais de la contestation, vous allez me répondre Nagisa Ôshima et ses films stylisés, aux codes déstructurés, aux thématiques sociales et au ton avant-gardiste. C’est peu dire que Kobayashi n’emprunte pas cette voie. Et pourtant, plus qu’aucun autre cinéaste classique, le fond et la forme construisent son propos et son questionnement sur les codes sociaux et les rapports de domination de la société japonaise.

Affiche Rébellion

Attardons-nous sur le cas Rébellion. Je précise de suite : je commence par un synopsis et je raconterai dans la suite du texte des éléments d’intrigue (mais aucune révélation majeure ne sera faite). Tôshirô Mifune incarne un vassal légendaire au sabre, prenant sa retraite. Son suzerain propose à son fils une épouse, l’une de ses anciennes concubines qui lui a déjà donné un fils, mais dont il souhaite se débarrasser car elle s’est montrée « incorrecte ». In fine, le fils du personnage de Mifune et cette dame forment un couple admirable et aimant, et donnent naissance à une petite fille. Mais : le suzerain souhaite reprendre sa concubine, car leur enfant est amené à lui succéder. Dès lors, le personnage de Mifune et son fils s’y opposent, et font acte de « rébellion ».

Le titre du film n’est pas anodin et cristallise ce qu’a voulu montrer Kobayashi dans sa filmographie : la lutte entre les puissants et les classes inférieures. Un sujet bien socialiste pour un cinéaste classique – sa façon de mettre en scène et de diriger ses acteurs m’induisent en tout cas à le considérer comme classique. Et pourtant, même si sa mise en scène est classique, elle possède une spécificité qui lui permet de déployer avec une puissance démesurée son propos (n’ayons pas peur des hyperboles) : puisque le sujet de Rébellion et du cinéma de Kobayashi et la lutte de classes (à défaut de la lutte des classes) et de l’asymétrie du pouvoir, alors sa mise en scène fait montre d’un jeu sur la symétrie et l’asymétrie. C’était déjà le cas dans Harakiri et sa scène finale, où les samouraïs du suzerain se battaient de manière académique et visuellement symétrique face à un Nakadai sauvage et déchaîné, rendu déterminé et enragé par le drame de classe dont il a été victime.

Rébellion suit la même idée, mais d’un bout à l’autre du film, et plutôt dans sa structure narrative. En effet, tous les protagonistes sont des nobles ou des notables, le personnage de Mifune n’est pas un prolétaire ou un ronin comme Nakadai dans Harakiri. Aussi, la lutte de classes est plus ténue à distinguer : Mifune est un notable certes, mais cantonné à des tâches peu gratifiantes jusqu’à sa mise en retraite. Il est clairement un élément mis à l’écart par son système. Il s’en contente, jusqu’à ce que le suzerain le pousse définitivement à lever les armes.

En trois parties, dirais-je, la structure narrative de Kobayashi se déploie :

Pré-partie 1, le générique : architecture, géométrie

La première partie, la mise en situation, commence par de magnifiques plans de l’architecture du château du suzerain. Cette architecture sera prédominante ici car elle montre la rigidité des lieux et du milieu.

Partie 1, la mise en situation : chacun à sa place

Dans la seconde partie, lors de la « rébellion », il y a de l’agitation, des agents sont régulièrement envoyés dans la demeure de Mifune et à l’instar de Harakiri, leur formation, leur façon de se disposer dans l’espace témoignent d’une rigueur académique et militaire. En face d’eux, Mifune et son fils, pas spécialement débraillés mais souvent nerveux, coléreux et indignés, sont surtout ici représentés par leur sous-nombre : la symétrie de la disposition des agents du suzerain face à l’asymétrie des deux camps. La lutte y est psychologique.

Partie 2, la rébellion : lutte morale et asymétrie

Et enfin, la dernière partie, concrètement les deux phases de combat de sabre, l’une chez Mifune montre le chaos, et l’autre en extérieur, sans l’architecture, enterrine le chaos.

Partie 3, levée des armes : lutte physique et chaos

Par ces trois phases, d’une manière classique, mais pensée et précise, Kobayashi parle dans Rébellion de la lutte entre classes, et montre à l’écran de la discordance au spectateur, via une mise en scène de l’asymétrie, qui se traduit tantôt par du visuel (le positionnement des personnages dans l’espace, l’écart entre les décors cossus rigides du début et le champ boueux de la fin), tantôt par du concept (un puissant mais méprisable suzerain face à des subordonnés constamment malmenés).

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4 commentaires sur “Le fond et la forme – RÉBELLION de Masaki Kobayashi (1967)

  1. Belle analyse technique qui met en valeur le discours de Kobayashi !

    Concernant la concubine, le symbolisme est vraiment criant : une personnalité vue comme chaotique qui est chassée de l’harmonie sociale rigide de l’époque et qui trouve la paix dans le chaos, malgré le rappel du suzerain. Au fond c’est peut-être le personnage le plus important pour comprendre le film.

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    1. Je suis très content que tu mettes le doigt sur ce personnage, parce que je pense effectivement qu’il y a tout un propos sur la condition de la femme en particulier, entre la jeune qui enfante et qu’on malmène selon les envies des hommes et la marâtre qui se vautre devant la phallocratie pour exister. La concubine est en effet un personnage capital puisque tout s’articule autour d’elle scénaristiquement en plus. J’ai failli faire un point là-dessus, et puis finalement j’ai eu peur de spoiler plus que de raison (parce que tout ses interventions sont capitales). Mais du coup, je suis content d’en parler ici.
      Ton analyse est juste aussi, je n’avais même pas envisagé cet angle ! Quelque part, ça étaye la thèse du bonheur impossible des femmes dans le patriarcat, car son intérêt est l’inverse de l’intérêt de ses époux.

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  2. Oh un article bien illustré :O Je comprends ton amour pour l’architecture quand je vois les captures que tu as fait du générique ! Je garderai à l’esprit ton analyse de la forme quand je verrai le film 😉 (Tu vois que l’ennui t’as fait du bien héhé)

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    1. Héhé oui, ça m’a frappé tout de suite l’architecture ^^
      Là en effet, je me suis dit que ça valait le coup de dérouler l’analyse en évoquant tout le scénario, je me suis que ça permettrait à ceux qui ont lu mon article d’avoir un visionnage guidé d’une certaine manière et j’aimerais avoir des retours là-dessus d’ailleurs ;D
      Merci de ta fidélité ~

      Aimé par 1 personne

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